Dire « je ne sais pas ».

Jean Mallard

Je ne sais pas ! I don’t know, Ich weiss nicht

En prise de parole, il nous arrive de nous embarquer dans un argumentaire que nous ne maîtrisons pas. C’est souvent à ce moment-là que notre parole s’embrouille, que le débit est précipité, et les phrases sont à rallonge. Nous nous engouffrons dans une réponse alors que nous n’avons pas réfléchi en amont à la question posée.

Je me souviens précisément d’une réunion, à l’époque où je travaillais chez l’Oréal. Mon manager Alexandre me demande de justifier un chiffre. Au lieu de dire « je ne sais pas », je suis rentrée dans un long argumentaire hésitant… Mon manager m’ interrompt et me lance : « Je te propose que tu y réfléchisses et tu reviens vers-moi quand tu as la réponse ? »

« Je ne sais pas répondre à votre question »

Récemment, j’écoutais un ancien camarade d’école de commerce, Raphaël Llorca, chez France Inter pour la sortie de son livre La marque Macron. Après avoir parlé de Macron, Léa Salamé interroge Raphaël : “en un mot, quelle est la marque de Madame Le Pen »?

Après une seconde de silence, Raphaël rétorque : “Je ne veux pas me lancer là-dedans, c’est trois ans de travail sur Macron, j’aurais bien du mal à produire une analyse fine sur Marine Le Pen. »

Il est si rare d’entendre un “je ne sais pas” à l’antenne.

Dans le cas des politiques, en plus de leur incapacité à avouer leur ignorance, nous leur reprochons souvent leur langue de bois. D’ailleurs, c’est drôle d’entendre dans leur bouche, sur chaque plateau télévisé, le fameux “il faut en finir avec la langue de bois”.

« Il faut en finir avec la langue de bois »

Mais qu’est-ce que la langue de bois ? L’excellent Christian Delporte, qui m’a inspiré cet article, dans Une histoire de la langue de bois, la définit comme un ensemble de procédés qui visent à dissimuler la pensée, à esquiver une réponse en donnant l’illusion de l’engagement. Cela peut être un discours convenu, qui généralise, déconnecté de la réalité. Ce type de discours reconstruit le réel en répétant les mêmes mots et formules clichés. Dans les argumentaires de langue de bois, nous retrouvons souvent des affirmations non explicitées, des approximations, des omissions, des euphémismes, des métaphores vides de sens, des formules impersonnelles (le fameux “on”) ou des propos qui ôtent toute responsabilité individuelle (“il a été décidé que…”). 

Les hommes politiques nous mentent tous les jours en pratiquant la langue de bois.

Les petites phrases et slogans vides de sens.

Voila deux exemples : “Lutter contre l’exclusion, c’est lutter contre les exclusions.” (Édouard Balladur, Le Monde, 25-26 septembre 1994), “Il faut toujours décoller pour prendre de l’altitude” (Georges Marchais, 7/7, TF1, 1992).

Les généralités sont là pour faire consensus, les slogans politiques en sont la démonstration. On prône le “changement”, “l’avenir”, “l’union”, le “rassemblement”, la “confiance”, on célèbre la France “La France pour tous” (Chirac, 1995), “ La France unie” (Mitterrand, 1988), “Il faut une France forte” (Giscard d’Estaing, 1981). Ce qui est drôle, c’est que ces slogans sont parfaitement interchangeables, peu importe le camp politique ! S’ensuivent aux slogans les petites phrases qui ne disent rien sur l’action politique concrète. 

Responsables, nous ?

Mais nous, de notre côté, acceptons-nous que les politiques ne détiennent pas toutes les réponses à nos questions ? Acceptons-nous qu’un responsable politique se trompe, doute, dise “je ne sais pas” ? Ne tombons-nous pas très vite sous le charme de ceux qui proposent avec certitude et confiance des solutions ? Le démagogue, lui, a toujours une réponse. Je crois que nous sommes tous responsables de la langue de bois : ceux qui l’emploient mais aussi ceux qui l’encouragent, que ce soit les médias ou l’opinion publique.

Et d’ailleurs ! Nous sommes toujours sincères, nous disons ce que nous pensons et nous avouons notre impuissance quand il le faut.

Evidemment… non. Nous baignons dans la langue de bois, dans le politiquement correct, qui je crois se justifie comme un savoir-vivre ou de la politesse. Il y a le fameux “comment vas-tu ?” lancé à une collègue dont on n’écoute souvent pas sincèrement la réponse, le “on s’appelle et on dîne » lancé à un une connaissance en sachant pertinemment que personne ne décrochera son téléphone pour organiser ce dîner. Dans une réunion professionnelle, nous sommes presque parfois comme les médecins dépeints par Molière, qui utilisent du jargon pour impressionner leurs patients.

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Alors peut-on éviter la langue de bois ?

En 1946, George Orwell propose six règles pour se protéger de la langue de bois.

  1. N’utilisez jamais une métaphore, comparaison, ou autre figure de rhétorique que vous avez l’habitude de voir
  2. N’utilisez jamais un long mot quand un court convient 
  3. S’il est possible de supprimer un mot, supprimez-le toujours 
  4. N’utilisez jamais le passif si vous pouvez utiliser l’actif
  5. N’utilisez jamais une expression étrangère, un terme scientifique ou un mot de jargon si vous pensez à un équivalent courant
  6. Violez n’importe laquelle de ces règles plutôt que de dire quoi que ce soit de franchement barbare 🙂

Je rajouterai une septième règle :

7. Renonçons (de temps en temps) à notre vanité

Oui, car en prise de parole, il me semble que souvent notre vanité ne veut pas accepter que notre affirmation se révèle fausse. Et parfois, si nous nous rendons compte après coup que nos affirmations sont fausses et que nous avons tort, nous avons du mal à l’accepter publiquement. Il faut que les apparences prouvent le contraire.

Comme le dit Schopenhauer dans L’art d’avoir toujours raison :

“Rien n’égale pour l’homme le fait de satisfaire sa vanité, et aucune blessure n’est plus douloureuse que de la voir blessée.”

Car nous nous comparons sans cesse aux autres, à tout point de vue, et notamment du point de vue de nos facultés intellectuelles et oratoires.